[Carta a dois psiquiatras franceses - 10 Jun. 1919
Messieurs Hector & Henri Durville ,
23, rue Saint-Merri, Paris
Lisbonne, le 10 juin 1919
.Messieurs:
Je vous prie d'avoir l'obligeance de m'envoyer — par retour du courrier, si c'est possible — vos catalogues complets, ainsi que des renseignements sur l'Institut du Magnétisme et du Psychisme Expérimental, et surtout sur le cours par correspondance de magnétisme personnel.
Peut-être vous sera-t-il plus aisé de me donner des renseignements plus exacts, si, de ma part, je vous éclaircis, dès ce moment, sur ce que je veux et pourquoi. Je vais donc vous donner les éléments préliminaires dont vous aurez sans doute besoin pour me répondre. Inutile de vous expliquer que tout ceci n'a trait qu'a ma demande de renseignements sur le cours par correspondance, auquel je viens de faire allusion.
Je veux développer, autant que possible, ce que je puisse avoir de magnétisme personnel, et je veux le développer pour donner, si cela peut se faire, une coordination directionelle extérieure à ma vie. Ceci, ainsi dit, est un peu compliqué, mais j' espère vous le rendre clair au moyen des explications qui vont suivre. Je vous renseignerai d 'abord sur mon tempérament, ensuite sur mes connaissances (d'ailleurs très faibles) ou sujet du magnétisme .
Au point de vue psychiatrique, je suis un hystéroneurasthénique, mais, heureusement, ma neuropsychose est assez faible; I'élément neurasthénique domine l'élément hystérique, et cela fait que je n'aie pas de traits hystériques extérieurs — aucun besoin du mensonge, aucune instabilité morbide dans les rapports avec les autres, etc. Mon hystérie n'est qu' intérieure, elle n'est que bien:à moi; dans ma vie avec moi-même j'ai toute l 'instabilité de sentiments et de sensations, toute l'oscillation d'émotion et de volonté qui caractérisent la
névrose protéiforme. Excepté dans les choses intellectuelles où je suis arrivé à des conclusions que je tiens pour sures, je change d' avis dix fois par jour; je n'ai l'esprit assis que sur des choses ou il n'y [a] pas possibilité d'émotion. Je sais que penser de telle doctrine philosophique, ou de tel problème littéraire; je n'ai jamais eu d'opinion ferme sur n’importe [le]quel de mes amis, sur n'importe quelle forme de mon activité extérieure.
Cérébral intérieur [orig.: antérieure], pourtant, comme la plupart des neurasthéniques-nés, je maitrise presque toujours les résultats extérieurs, ou dynamiques, de ces manifestations intimes. II faut que je sois ou très fatigué, ou très ému, pour que mon émotivité se répande au dehors. Mon humeur est extérieurement égale: je suis presque toujours calme et gai devant les autres. En tant que telle, et parce qu'elle est sous contrôle, mon émotivité ne me fait pas de mal; je l´aime même beaucoup parce qu'elle m'est utile pour la vie littéraire que je mène à côté de ma vie pratique. Je cultive même, avec un soin un peu décadent, ces émotions autant vives que subtiles dont est faite ma vie intérieure. Je n'y veux rien changer. Le mal n´est pas là.
Vous avez sans doute déjà vu ou est le point faible; un tempérament tel que je vous l'ai décrit est atteint profondément, non dans l'émotion, non dans l´intelligence, mais dans la volonté. Cette volonté souffre de par l'émotion et de par l´intelligence; je me rapporte à l'émotion telle que je la possède. L'émotivité excessive trouble la volonté; la cérébralité excessive — I'intelligence trop éprise d'analyse et de raisonnement — écrase et amoindrit cette volonté que l'émotion vient de troubler. D'ou para et a-boulie. Je veux toujours faire, à la fois, trois ou quatre choses différentes; mais au fond non seulement je ne fais, mais je ne veux pas même faire, aucune d'elles. L'action pèse sur moi comme une damnation ; agir, pour moi, c'est me faire violence. Tout ce qui en moi est exclusivement intellectuel est très fort, et même très sain. La volonté inhibitrice, qui est la volonté intellectuelle, est très ferme en moi; j'ai, même sous des sollicitations très fortes de l'émotion, la force de ne pas faire. C'est la volonté d'action, la volonté sur l'extérieur, qui me manque; c'est faire qui m'est difficile.
Voyons bien le problème. C'est la concentration qui est la substance de toute volonté. Je n'ai de concentration qu'intellectuelle, c'est-à-dire, que dans le raisonnement. Quand je raisonne, je suis absolument maître: aucune émotion, aucune idée étrangère, aucun développement accessoire de ce même raisonnement n'en saurait troubler le cours ferme et froid. Mais toute autre concentration m´est ou difficile ou impossible.
Ainsi c'est seulement par l'application centrifuge de cette volonté centripète que je parviens ordinairement à agir avec continuité. Mais ce procédé n'est évidemment valable que pour certains types d'action. Supposez qu'il s'agit d'écrire une lettre assez longue, une lettre commerciale compliquée; étant le gérant pour l'étranger d'une maison de commerce portugaise c'est une chose que j´ai à faire presque tous les jours. Je ne peux le faire que par un classement mental du contenu de la lettre, que par une distribution raisonnée de la matière à communiquer. Je fais ce travail très vite, et le procédé, dans un cas tel que celui-ci, a l'avantage d'être le meilleur, car la lettre n'en est que plus claire et plus convaincante. Imaginez cependant que l'on tâche d'appliquer ce procédé à une action qui soit purement action, qui ne soit purement littéraire, comme celle-là! Le résultat n'en est pas absurde que parce qu'il est nul. L'action coordinatrice devient ici tout à fait inhibitive, et l´action résultante est de ne pas agir. Il n'y a pas de stratégie des petites actions; on ne joue pas des échecs dans la réalité quotidienne.
Il ne faut pas, toutefois, exagérer la portée de ces observations. Je ne suis pas tout à fait un cadavre conscient. Mais ma volonté d'action est insuffisante; elle l'est surtout si on la compare avec ma volonté d'inhibition.
Cet état de l´esprit, ou plutôt du tempérament est (est-il besoin de le dire?) éminemment démagnétisateur. Ma vie psychique est une espèce de cours de démagnétisme personnel. Vous voyez donc quelle est la raison qui fait que je vous écrive et que je vous fasse subir ces considérations assez longues et assez ennuyeuses. Je veux développer ma volonté d'action, mais je veux le faire sans que mon émotion ou mon intelligence aient de quoi se plaindre. A ce que j´en sais, il n'y a qu'un procédé de développement de la volonté qui n 'écrase pas l'émotion ni ne porte pas d´attente à l´intelligence: c'est la culture magnétique (...).
Páginas Íntimas e de Auto-Interpretação. Fernando Pessoa. (Textos estabelecidos e prefaciados por Georg Rudolf Lind e Jacinto do Prado Coelho.) Lisboa: Ática, 1966.
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